vendredi 31 octobre 2014

Des buveurs d'idées ces sommeliers...

J'avais pondu un texte il y a un peu plus de deux ans intitulé "Les buveurs d'idées". Ça traitait de l'importance de ce que l'on pense dans notre approche face au vin et notre perception de celui-ci. Je suis tombé cette semaine sur un article de Vin Québec où l'on nous décrit le type de vins qui intéressent les sommeliers au Québec. Le moins que l'on puisse dire c'est que ça boit des idées en grand! On serait à la recherche de vins qui expriment leurs terroirs, bio, bioD, nature et de petits artisans. Je serais curieux de soumettre leurs clients à une dégustation à l'aveugle de ces vins sélectionnés sur une base idéologique avec des vins plus conventionnels bien choisis, venant de plus gros producteurs et offerts à la SAQ. Je pense que l'idéologie en prendrait pour son rhume. En même temps, c'est drôle de lire sur le même site un autre article décrivant tout ce qu'on peut faire de technologique pour faire du vin sans sulfites. Comme quoi une idée peut entrer en conflit avec une autre... Je ne le répéterai jamais assez. Vous voulez boire du vin sans sulfites? Partez-vous une cave et buvez du vin avec de l'âge.



samedi 25 octobre 2014

CABERNET SAUVIGNON, RESERVE, 1999, MAIPO, VINA CARMEN



Je ne parle plus de chaque rouge chilien d'un certain âge que j'ouvre et qui me ravit. Il y a des limites à taper sur le même clou, mais parfois je ne peux résister tellement le vin dans mon verre est incroyable. C'est le cas de ce vin de Vina Carmen, un autre de ces producteurs traditionnels chiliens qu'on a tendance à ne plus remarquer car il n'a pas cette image de nouveauté. Je n'ai pas de détails sur l'élaboration de ce vin. L'étiquette indique un titre alcoolique de 14%.

La robe est d'une teinte grenat encore bien soutenue. Le nez est très expressif pour un vin de cet âge et embaume la cerise, le cassis, le bois de cèdre, la terre noire et le camphre, le tout complété en mode mineur par des relents vanillés d'épices douces, de bois brûlé et de chocolat noir. Superbe nez de Cabernet Sauvignon à un moment de grâce de son parcours évolutif. Difficile d'imaginer qu'il aurait pu être plus complexe et agréable à un un autre moment de son évolution. La bouche impressionne tout autant et surprend par la vivacité et la douceur de son fruit. Un fruit marqué par le temps, certes, mais qui domine encore l'action, appuyé sur une bonne dose d'amertume qui apporte équilibre et sérieux à l'ensemble. Le milieu de bouche confirme que la matière de ce nectar est encore bien généreuse, avec très bon niveau de concentration et un volume contenu qui donne au vin une impression de densité. Les tanins sont veloutés et font surtout sentir leur présence dans une finale intense aux saveurs très persistantes.

Que dire de plus à propos de ce vin sans avoir l'air de me répéter? Par la nature de ses arômes et de ses saveurs ce nectar montre les traces de l'évolution en bouteille, mais en même temps, l'intensité du fruit et la richesse de la matière sont simplement renversants pour un vin de ce prix (17$ lors de l'achat il y a 12 ans, le 2011, maintenant appelé Gran Reserva, est actuellement offert à 18.75$). Si ce vin était de Napa, au lieu de Maipo, son prix aurait été beaucoup plus élevé. Je sais, je me répète, mais quand on est face à un tel vin on est immanquablement frappé par la dichotomie entre le niveau qualitatif, le potentiel de garde et le ridicule du prix. Ce vin a maintenant 15 ans d'âge, et il est clair qu'il aurait pu continuer son évolution pour au moins 15 autres années, et probablement plus. Une autre preuve, si besoin est, du trésor négligé que représente le Cab chilien de type Reserva. En plein le type de vin qui représente bien le "Bordeaux chilien" dont je traitais dans mon texte précédant. Les "winemakers" derrière ce type de vin n'apparaîtront jamais dans les listes à la mode de journalistes pour la simple et bonne raison que pour constater le plein potentiel de ce type de vin il faut avoir la patience de les garder plus d'une décennie. Comme mode et patience sont des termes irréconciliables l'amateur doit tenter de voir au-delà.


dimanche 19 octobre 2014

Le modèle français s'implante au Chili

Je suis tombé récemment, sur le site internet de la revue britannique "Drink Business", sur un Top-20 des winemakers chiliens (20-11) (10-1). Moi qui croyait bien connaître la scène vinicole chilienne, j'y ai découvert des noms qui m'étaient inconnus, mais ce qui m'a le plus frappé dans ce classement c'est la quasi absence de "winemakers" venant de producteurs traditionnels de la vallée centrale qui font surtout des rouges issus de cépages bordelais. Le seul "winemaker" sélectionné venant de ce qu'on pourrait appeler le Chili traditionnel d'héritage bordelais, le "Chili-Cabernet Sauvignon", c'est Enrique Tirado qui est en charge chez Concha y Toro de l'élaboration du grand Cab de la maison, le Don Melchor. À part ça, il n'y a rien de traditionnel et de Cabernet, il n'y en a que pour la nouveauté et l'originalité. En lisant cela, je ne pouvais m'empêcher de faire un parallèle avec le traitement réservé à Bordeaux dans le paysage vinicole français. Bordeaux, pour moi, est la plus grande région vinicole française. Une région qui allie qualité, quantité et diversité. Une région qui a servi de modèle au reste du monde. Une région qui produit des vins de garde extraordinaires, mais une région que plusieurs amateurs aiment rabaisser en décriant son côté supposément trop affairiste. Aux classiques bordelais, de prix toujours abordables, plusieurs vont maintenant préférer les petits producteurs d'autres régions, ceux qui font dans la biodynamie ou le nature, ou bien encore ceux qui produisent des vins de cépages moins reconnus. Comme si la réussite et l'influence mondiale du bordelais était quelque chose de répréhensible. Allez comprendre...

Signe que le Chili progresse, ce phénomène français est en train de s'y implanter. Le "Chili-Cabernet" de la vallée centrale est en train de recevoir la même médecine que la région de Bordeaux en France. Le Cabernet chilien est un trésor sous-estimé, mais il est là depuis longtemps et certains préfèrent le déprécier, ou à tout le moins le négliger, pour rehausser autre chose de plus nouveau. Ceux qui me lisent avec régularité savent que je suis très enthousiaste face à l'émergence de ce que j'appelle le Nouveau-Chili. Toutefois, le Chili traditionnel, le Bordeaux chilien, peut coexister avec les nouvelles régions qui émergent. Aussi, les pratiques œnologiques conventionnelles demeureront la base d'une industrie très axée sur l'exportation, ce qui n'empêche pas l'existence de voies alternatives pour des marchés de niche. Ceci dit, cette situation n'est possible qu'à cause de la diversité croissante qui existe au Chili et des possibilités encore plus diverses toujours inexploitées. Que l'on puisse négliger, et dans certains cas mépriser, ce qui représente le cœur d'un domaine d'activité important du pays montre à mon sens que le Chili est en bonne voie dans son processus de maturation. Le Chili gagne en confiance et s'éloigne de plus en plus du consensus. Il y a des approches discordantes et un éclatement de la carte du vignoble national. Des rivalités entre régions et approches ne pourront qu'éclore. Toutefois, ceux qui connaissent bien les vins de ce pays et n'ont pas une approche dogmatique savent que le "Chili-Cabernet" reste un atout fondamental et essentiel de l'offre de ce pays. Le Chili traditionnel et Bordeaux ont un problème d'image auprès d'une certaine catégorie d'amateurs et de journalistes. On les perçoit comme trop gros, trop axés sur les affaires, et trop œnologiques. La grande différence entre les deux est que le Chili ne peut que rêver des prix auxquels se vendent certains vins de Bordeaux, mais tous les deux produisent de grands vins de Cabernet, de grands vins de garde. Le style de vins qui selon moi devrait être la base pour un amateur sérieux. Difficile donc de comprendre qu'on puisse rejeter cela du revers de la main ou y accoler une étiquette péjorative. On néglige souvent ce qu'on prend pour acquis et on en vient à ne plus pouvoir en reconnaître la réelle valeur.


lundi 13 octobre 2014

Cabernet et originalité chilienne

Partie I
Partie II
Partie III

Quatrième partie de ma petite série initiée par l'obsession québécoise de la feuille de tomate. Comme je le mentionnais dans la première partie, le problème des arômes végétaux verts en est un de cépages bordelais. Il ne faut donc pas s'étonner qu'une Syrah ou un Pinot Noir ne sente pas le poivron vert, le cassis frais ou la feuille de tomate. Ceci dit, le résultat obtenu dans une dégustation à l'aveugle par le Casa Real, 1999, de Santa Rita, que j'évoquais dans mon texte précédant, m'a amené à faire des recherches impliquant Santa Rita. Au travers de ces recherches je suis tombé sur une présentation de Bian Croser, un oenologue et terroiriste australien réputé (Petaluma, Tapanappa) qui est consultant depuis 2009 chez Santa Rita au Chili. Cette présentation s'intitule "The Noble House of Carmenet" et explique le rôle fondamental du Carmenet, ancien nom du Cabernet Franc, dans l'essence végétale des principaux cépages bordelais, ainsi que celui du Sauvignon Blanc dans le double caractère végétal du Cabernet Sauvignon. On y comprend ce que Croser appelle le "gène vert" pour parler de la nature pyrazinique du Cabernet Franc et du Sauvignon Blanc et de leurs descendants (Cabernet Sauvignon, Carmenère et Merlot).

Pour revenir aux rouges chiliens et de l'obsession de Jacques Benoît pour la feuille de tomate à chaque fois qu'il en parle. La grande majorité de ceux offerts à la SAQ contiennent un des quatre cépages bordelais possédant le gène vert, et de ceux-ci, le Cabernet Sauvignon le possède en double et le Carmenère le possède une fois et demi, car le Cabernet Franc est à la fois le père et le grand-père du Carmenère, qui de ce fait est donc un cépage incestueux... et on comprend mieux pourquoi on le confond parfois avec le Cabernet Franc en Italie. Donc, pour quelqu'un qui fréquente rarement les rouges chiliens, il y a de fortes chances que l'idée qu'il s'en fait soit reliée à des vins contenant un des quatre cépages sus-mentionnés. Toutefois, avec la diversification croissante de l'offre chilienne, il faut cesser de voir les vins de ce pays comme un tout homogène. Noter l'absence d'arôme de feuille de tomate dans un Pinot Noir de Casablanca, serait comme noter l'absence d'arôme de poivron vert dans un bourgogne rouge.

Il peut donc y avoir un caractère végétal dans les vins de cépages bordelais chiliens, comme il peut y en avoir à Bordeaux, ou ailleurs. Ceci dit, la spécificité des terroirs chiliens en cette matière est réelle. Ce caractère végétal s'y exprime de manière particulière. Pourquoi cet arôme de cassis si puissant? Quelle en est l'explication? M. Benoît nous bassine avec des explications d'un autre temps, comme les rendements trop élevés où l'irrigation trop généreuse. Il y a longtemps que les chiliens ne commettent plus d'erreurs aussi basiques quand il est question de la production de vins se voulant qualitatifs. Les rendements sont contrôlés, l'irrigation se fait au goutte à goutte et la densité du feuillage est contrôlée. Alors qu'est-ce qui distingue le Chili du reste du monde? Il y a bien sûr la végétation environnante (eucalyptus, boldo) qui peut transmettre des arômes végétaux aux vins, mais ceux-ci sont plus en fraîcheur qu'en verdeur. Donc, qu'est-ce qui distingue le Chili? Évidemment, il y a le fait que le Chili soit le seul pays au monde où la viticulture se fait très majoritairement avec des vignes non greffées. En ce sens, le Chili est le lieu privilégié pour produire des vins vraiment naturels. Depuis que je m'intéresse au Chili, j'ai beaucoup lu à propos de cette particularité fondamentale du pays de pouvoir produire des vins à partir de vignes sans porte-greffes. On parle toujours du cataclysme qu'a supposément été l'arrivée du phylloxéra en Europe à la fin du 19ième siècle. Mais ce présumé cataclysme n'aurait-il pas plutôt été un pas en avant pour la viticulture mondiale? Le choix d'un porte-greffe bien adapté au lieu et au cépage est fondamental pour tirer le meilleur de la vigne et du terroir. En ce sens, le greffage apporte une adaptabilité que ne présentent pas les vignes non greffées. Sans greffage on plante une vigne où tout vient d'un bloc, les racines et le cépage, avec une seule génétique. L'avantage du greffage, c'est de faire pousser des vignes avec deux génétiques, une pour les racines, et une autre pour le reste, le cépage. Cela permet une bien plus grande adaptabilité. On peut choisir un cépage adapté au climat, et un porte-greffe (des racines) adapté au type de sol. En outre, le choix du porte-greffe permet aussi de contrôler la vigueur de la vigne en fonction du sol, ce que ne permet pas la plantation sans greffage. Dans ce cas, si les racines d'un cépage donné sont mal adaptées à un type de sol, il faut faire avec ou planter un autre cépage à cet endroit. Donc, dans un cas de figure idéal ou les racines d'un cépage sont bien adaptées au type de sol, et ce sous un climat qui sied bien au cépage, le Chili possède un avantage en ayant la possibilité de planter sans greffage. Mais hors de ce cadre idéal, il est désavantagé, surtout que le pays s'est concentré longtemps sur les cépages bordelais, ce qui enlève aussi de la capacité d'adaptation. Heureusement, on plante maintenant une bien plus grande variété de cépages au Chili, ce qui permettra de meilleurs mariages cépage/terroir dans des climats et des sols moins adaptés aux cépages bordelais. Pour l'instant toutefois, l'absence de greffage des vignes me semble un des facteurs pouvant expliquer la typicité chilienne.

Il y a aussi un autre facteur qui distingue beaucoup de terroirs chiliens, soit l'amplitude thermique très grande entre le jour et la nuit. Ce phénomène est surtout présent à proximité des Andes et sur le versant intérieur de la chaîne de montagnes côtières. Il peut y avoir des amplitudes thermiques allant jusqu'à 20 degrés Celcius entre le maximum le jour et le minimum la nuit. Cette particularité climatique a un impact important sur la physiologie des vignes et par conséquences sur la nature des raisins qui en sont issus. Cette présentation vidéo de Brian Croser explique très bien le phénomène et devrait être regardée par tout amateur de Cabernet Sauvignon. C'est vraiment très instructif. Dans une autre présentation vidéo M. Croser décrit le Cabernet chilien cultivé sur ses propres racines comme quelque chose d'unique qui peut rivaliser avec ce qui se fait de mieux ailleurs au monde. Il note aussi que l'arôme de cassis est un trait important qui définit ces vins. Finalement, il décrie aussi la matrice complexe de climats et de sols qu'offre le Chili et les nombreuses possibilités que cela permet.

Quand on voit quelqu'un de sérieux comme Brian Croser s'intéresser au Chili, quand on voit les efforts déployés pas une maison comme Santa Rita pour aller de l'avant et toujours mieux comprendre le potentiel vinicole de ce pays, il est frustrant de lire un texte empreint d'ignorance du sujet, comme celui de M. Benoît, qui a initié ma réaction. L'exemple de Brian Croser et Santa Rita est loin d'être unique. Les experts étrangers sont nombreux à être attirés par le Chili et il s'y fait un travail de développement très sérieux à l'instigation de producteurs qui refusent de s'asseoir sur leurs acquis. Le Chili avec sa matrice complexe de sols et de climats, ainsi que sa flexibilité unique quant au mode de plantation des vignes est un cas unique dans la viticulture mondiale. Il n'est donc pas surprenant que ses vins puissent être originaux, de grande qualité, et de plus en plus diversifiés.

jeudi 2 octobre 2014

Oubliez l'arôme de feuille de tomate et découvrez celui de cassis frais!

Désolé de revenir encore une fois sur ce sujet, mais j'ai finalement trouvé une référence importante qui permet de jeter une lumière nouvelle sur cette question d'arôme de feuille de tomate. Combien de fois, lors de dégustations de groupe où l'on discutait entre amateurs et qu'on me ramenait cette histoire d'arôme de plant ou de feuille de tomate à propos des rouges chiliens, je répliquais qu'il y avait méprise et que l'on confondait avec l'arôme du cassis frais. J'avais beau répéter que les rouges chiliens, en particulier ceux de Cabernet Sauvignon, étaient ceux qui de par le monde exprimaient l'arôme de cassis avec le plus d'intensité, je n'arrivais jamais à convaincre. J'étais pourtant convaincu que mon nez ne me trompait pas.

Des lectures récentes m'ont finalement permis de comprendre que j'avais raison, et que tout ce débat en est un de perception face au caractère de cassis très puissant de plusieurs rouges chiliens. Comme je l'ai déjà mentionné, l'arôme de cassis est généré dans le vin par une famille de molécules soufrées comprenant un groupement chimique appelé thiol (SH). Le thiol est l'analogue soufré de l'alcool (OH), où un atome de soufre remplace un atome d'oxygène. Toujours est-il que ces molécules soufrées sont bien connues pour être des arômes importants du cépage Sauvignon Blanc. Toutefois, leur rôle dans le vin rouge n'avait pas été expliqué jusqu'à très récemment. Le Sauvignon Blanc étant un des parents du Cabernet Sauvignon, il était fort probable que les mêmes molécules se retrouvent dans les vins qui en sont issus.

D'abord, la littérature abondante à propos des arômes variétaux du Sauvignon Blanc m'a permis d'apprendre que deux des molécules thiolées qui y sont associées peuvent être associées à l'arôme de feuille de tomate. La perception varie selon la concentration de la molécule et la palette aromatique spécifique d'un vin donné. Une étude sud-africaine très poussée sur le sujet s'est même servie de dégustateurs entraînés pour reconnaître des arômes en utilisant des vins aromatiquement neutres dans lequel on a fait macérer la source d'un arôme d'intérêt, comme la feuille et la tige de plant de tomate. Cette étude avec ces dégustateurs entraînés à détecter ces arômes a permis d'associer 3-Mercaptohexanol (3-MH) avec l'arôme de feuille et de tige de tomate (voir à la page 73 de ce livre très intéressant sur le Sauvignon Blanc). Il est toutefois intéressant de noter que le 3-MH est aussi responsable, selon la même étude, des arômes associés au pamplemousse, aux fruits de la passion, à la goyave mûre et verte. Il est aussi à noter que la feuille de tomate elle-même contient du 3-MH (page 22).

Le Sauvignon Blanc contient une autre molécule thiolée dont l'arôme peut être associé à la feuille de tomate selon le contexte et les concentrations. Il s'agit du 4-mercapto-4-methyl-2-pentanone (4-MMP). Vin Québec avait déjà référencé un article du magazine suisse Vitis qui indiquait que le 4-MMP pouvait être perçu selon les circonstances comme un arôme de feuille de tomate. Je n'ai pas retrouvé l'article original, mais ce lien confirme la chose, de même que cette autre référence. Toutefois, l'arôme avec lequel on associe le plus le 4-MMP dans le Sauvignon Blanc est celui du buis ou de l'urine de chat. Encore une fois, la perception de ces arômes est une question de concentration, de palette aromatique du vin, et bien sûr, de sensibilité du dégustateur aux différents arômes de la palette. Une sensibilité plus ou moins grande à certains arômes pourra altérer la nature des arômes perçus. La littérature en cette matière montre bien qu'il peut y avoir des effets synergiques entre certains arômes, et qu'au contraire, certains arômes peuvent en masquer d'autres. Cela permet de comprendre que le profil de sensibilité d'un dégustateur n'a pas qu'une application directe, par exemple, une insensibilité à un arôme donné pourra peut-être permettre d'en percevoir un autre qui aurait été masqué si le dégustateur avait été sensible au premier arôme.

Comme je l'ai déjà mentionné, la littérature sur les molécules aromatiques du Sauvignon Blanc est abondante et les premiers résultats de ces recherches remontent à une quinzaine d'années. J'avais déjà pas mal lu sur le sujet, mais il m'était difficile d'appliquer directement ces résultats obtenus sur des vins d'un cépage blanc à mon questionnement sur les rouges chiliens. Finalement, au-delà de mes perceptions sensorielles, cette question c'est éclaircie pour moi lorsque je suis tombé sur le résumé d'un article récent, publié en janvier 2014 par des chercheurs français et qui explique l'origine de l'arôme de cassis dans le vin rouge. Devinez quoi? La molécule responsable de l'arôme de cassis dans le vin rouge est le 4-MMP, supporté par le 3-MH, soit les deux molécules pouvant être associées à l'arôme de feuille de tomate dans le Sauvignon Blanc! Donc, mon nez ne m'avait pas trompé lorsque je disais à mes amis dégustateurs que cette histoire d'arôme de feuille de tomate était une confusion avec un arôme très puissant de cassis frais. Bien sûr, il peut y avoir des différences de perception entre dégustateurs, et il est vrai qu'il y a un profil aromatique propre à beaucoup de rouges chiliens issus de la vallée centrale et de cépages bordelais, mais n'en demeure pas moins que cette histoire québécoise de feuille de tomate associée systématiquement aux rouges du Chili est d'abord et avant tout une histoire de suggestion mentale. C'est un phénomène courant en dégustation de groupe et que j'ai souvent constaté. Il s'agit qu'un dégustateur nomme un arôme qu'il dit percevoir dans un vin donné pour que plusieurs autres dégustateurs du groupe se mettent à dire la même chose. Il semble qu'ici au Québec, Jacques Benoît, avec sa tribune privilégiée, a nommé une perception personnelle et que celle-ci ait été adoptée par plusieurs et que ce soit devenu une étiquette pour plusieurs à apposer aux rouges chiliens fortement marqués par l'arôme de cassis.

Il faut dire que le cassis frais est un fruit très difficile à trouver au Québec. Je lisais même un article, dernièrement, qui disait que la culture du cassis fut interdite aux États-Unis du début du XXe siècle jusqu'à tout récemment car cette plante pouvait transmettre des maladies mortelles pour le pin blanc. Dans le même article on a fait une dégustation comparative de Cabs en les notant sur 10 pour la puissance de l'arôme de cassis. Sans surprise c'est un Cab chilien de la vallée centrale, le "Casillero del Diablo" qui a terminé premier, avec la mention "blackcurrants on steroids". On y apprend aussi qu'à haute concentration, les molécules thiolées responsables de l'arôme de cassis peuvent être perçues par certains comme du caoutchouc brûlé. Il faut se rappeler que l'expression aromatique de ces molécules est reliée à leur concentration et à leur interaction avec d'autres molécules comme les pyrazines. Il faut aussi savoir que ces molécules thiolées, comme le 4-MMP, sont parmi les plus odoriférantes qui existent. Pour illustrer ce fait, sachez que 1 mg de 4-MMP est suffisant pour aromatiser 1 million de litre de vin. Donc, quand on parle de haute concentration aromatique pour ces molécules, on parle en même temps de concentrations infimes dans le vin. C'est d'ailleurs pourquoi elles ont été si difficiles à identifier dans le mélange moléculaire complexe qu'est le vin.

En conclusion, je dirais que l'arôme de cassis frais est assez méconnu au Québec, tout comme celui de bourgeon de cassis, car le fruit est difficile à trouver. Pour ma part j'ai grandi en sentant et en mangeant du cassis à différents stade de maturité. Mon père en avait planté à côté de la maison familiale. L'arôme de cassis frais est différent de celui des liqueurs et crèmes de cassis. Il y a bien sûr une similitude, mais l'arôme frais est inimitable. Finalement, il est à noter que l'oxydation du fameux groupement thiol des molécules comme le 3-MH, le 4-MMP, et d'autres, a pour effet d'annuler leur pouvoir aromatique. Elles deviennent, pour ainsi dire, aromatiquement muettes. C'est pourquoi tant de rouges chiliens âgés déculottent des amateurs de bordeaux à l'aveugle. L'âge, et l'oxydation qui vient avec, neutralisent graduellement le pouvoir aromatique des molécules thiolées qui donnent aux rouges chiliens ce caractère si puissant de cassis en jeunesse. Ainsi, avec le temps en bouteille, ces vins se rapprochent du profil de leurs contreparties bordelaises. Ça explique donc pourquoi les amateurs de bordeaux rouges passent à côté d'un trésor très abordable en ne mettant pas de rouges chiliens en cave. Le Chili est un pays d'extrêmes, et cela se reflète assez souvent dans ses vins.